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Chroniques de la Grande Guerre 1 – La course aux armements

La phase préparatoire de la Première Guerre mondiale baptisée « Course aux Armements »  comprend deux périodes distinctes. Elle prend racine peu après l’avènement du Kaiser Guillaume II lorsque le jeune souverain rompt avec la prudente Realpolitik d’Otto von Bismarck pour lancer l’Allemagne dans une nouvelle Weltpolitik. Celle-ci tendait à affirmer la place du II. Reich allemand non plus seulement en Europe mais dans le monde face à la Grande-Bretagne et à la France. C’est la période marquée par la personnalité du Gross-Admiral Alfred von Tirpitz.

La seconde période qui va de 1905-1907 à 1914 est marquée par l’effacement des tenants de la Weltpolitik (1) et de l’armement naval au profit des terriens de l’état-major impérial – Erich Ludendorff en tête – qui convainquent Guillaume II de la nécessité de renforcer le potentiel terrestre de la Kaisersheer (2) face à l’encerclement géopolitique du Reich menacé conjointement par la Russie et la France.

Bien entendu, si l’Empire allemand a sans doute fourni le plus gros effort industriel en matière d’armement à la veille de la Grande Guerre, la France et la Grande-Bretagne n’ont pas été en reste. Seule la Russie de Nicolas II n’a pu accélérer sa transition dans ce domaine, faute de capacités structurelles et matérielles. Malgré une production de canons, cette puissance dépendra bien souvent des approvisionnements français.

Précision pour vous chers lecteurs et chères lectrices, nous traiterons essentiellement ici des ARMEMENTS LOURDS. Les armes individuelles et collectives des fantassins feront l’objet d’un article ultérieur.

1. LA COURSE AUX ARMEMENTS NAVALS

A. Les ambitions navales allemandes

Avant l’accession au pouvoir du Kaiser Guillaume II, la Grande-Bretagne est la première puissance navale du monde en matière de tonnage ; celui-ci étant égal ou supérieur à la capacité cumulée des deux.  Le principe du Two-Power-Standard, répondant aux impératifs d’assurer sa protection comme celle de ses colonies et routes commerciales. Dans ses recommandations aux Président Theodore Roosevelt, l’Amiral américain Alfred T. Mahan montrait comment Londres avait assuré la prospérité de son empire grâce au déploiement d’une flotte puissante.

Après le départ d’Otto von Bismarck, Guillaume II estime qu’il est temps pour l’Allemagne de briller dans le monde et de se constituer un empire colonial. En écho aux  ambitions du Kaiser et en adepte scrupuleux des thèses de Clausewitz, le Gross-Admiral Alfred von Tirpitz estime que, pour répondre aux besoins de sa nouvelle Weltpolitilk, le Reich doit se doter d’une puissante marine (sans pour autant tenir compte de la diplomatie). Or, les stratèges navals britanniques se basent beaucoup sur les théories de Mahan qui préconise la bataille décisive. Comme l’a montré Joseph Henrotin, seul le grand stratégiste de l’Amirauté, Sir Julian Corbett préconise plusieurs déploiements simultanés afin de sécuriser les lignes de communication sans rechercher le combat décisif.

Or en 1897, von Tirpitz préconise la construction de soixante cuirassiers lourds en six étapes sur vingt ans (soit trois cuirassiers en un an). La planification industrielle navale, d’apparence relativement modeste dans le temps, vise à ne pas inquiéter la Grande Bretagne tout en préparant une force navale capable d’anéantir les capacités de la Royal Navy en une bataille décisive – Vernichtungsschlacht – en Mer du Nord.

Dans un document secret remis à Guillaume II,  vont Tirpitz explique au Kaiser : « L’Allemagne doit faire porter tous ses efforts sur la création d’une flotte de guerre qui seule lui garantirait une influence maritime face à l’Angleterre. Mais avant de pouvoir songer à l’exploiter, il faut que la bataille ait été livrée et emportée. […] Concentrons donc nos ressources sur cette victoire ».
Convaincu, Guillaume II donne son accord à la constitution de la nouvelle Kriegsmarine, et demande la levée des financements nécessaires, au détriment du renforcement technique de l’Armée de Terre.

B. La Réaction britannique

Selon l’historien allemand Karl Hildebrand, les ambitions de von Tirpitz se sont révélées très vite irréalisables, sinon fantaisistes, d’autant que Sir John Fisher, Premier Lord de l’Amirauté (et qui tend attentivement l’oreille aux thèses de Corbett) reçoit les renseignements concernant les projets allemands.
Pour contrecarrer les ambitions allemandes, Fisher annonce que la Grande Bretagne va lancer la construction de quatre nouveaux vaisseaux de surface de dernière génération de type Dreadnought. Tirpitz lui emboîte le pas mais doit vite déchanter car les budgets ne peuvent suivre les ambitions du Grand Amiral allemand.

Du côté britannique, lorsqu’il prend sa charge de First Lord of Sea en 1904, Sir John Fisher dresse un constat sévère de l’état de la Royal Navy d’alors. Passé les remontrances, l’énergique patron de la RN lance alors un important programme d’armement pour les grands navires de ligne. C’est donc dans cette optique que sont construits les HMS Dreadnought et HMS Invicible. Suivent ensuite des croiseurs et des destroyers.

Grâce aux efforts de Fisher et aux importants crédits accordés par les gouvernements Campbell-Bannerman et Asquith, en 1913-1914, la seule Grand Fleet (différenciée de la Reserve Fleet) peut se prévaloir d’un avantage certain de 22 navires de type Dreadnought contre 14 pour la Kriegsmarine, sans compter les 35-40 croiseurs et autres navires de guerre disponibles alors.

2. LA COURSE AUX ARMEMENTS TERRESTRES

A. Le Reich Allemand

1. La décision :

Le développement de l’armement terrestre allemand répond à des impératifs géopolitiques évidents. Depuis 1893, la France de la IIIe République anticléricale est l’alliée de la Sainte Russie Orthodoxe, pour reprendre les mots de Pierre Milza, ce qui place le Reich de Guillaume II entre deux probables adversaires. En outre, en 1907, la consécration du Système Delcassé voit la Grande-Bretagne et la Russie solder leur contentieux concernant leurs zones d’influences en Asie Centrale (Afghanistan et Perse). La France est déjà alliée aux deux autres puissances, ce qui donne naissance à la Triple Entente.

Pour les hauts-responsables de la KaisersheerHelmuth von Moltke le Jeune, Paul von Hindenburg, Erich von Falkenhayn et Erich Ludendorff en tête – il est grand temps d’abandonner le programme naval hasardeux de von Tirpitz (d’autant plus que la Kriegsmarine s’est discréditée lors de l’affaire d’Agadir en 1911) pour reprendre le développement des armements terrestres (artillerie lourde et mitrailleuses en particulier).
Il n’empêche qu’en 1912, la Lex Bassermann-Erzberger est votée au Reichstag pour doter l’Allemagne de moyens militaires encore plus importants. L’industrie de guerre doit notamment accroître la production de canons, de mitrailleuses, d’obusiers lourds et bien sûr, de munitions de tous calibres.
Lors de la Guerre de 1870, l’Armée de Napoléon III eut la très mauvaise surprise de découvrir que l’artillerie adverse, conçue et fabriquée par les usines Krupp, utilisaient des canons rayés tirant des obus et non plus des boulets et se chargeant par la culasse et non plus par la bouche. Nous y reviendrons dans un article consacré aux plans de guerre et à l’emploi des forces chez les belligérants mais il est nécessaire de bien préciser que l’Artillerie prend une place importante dans la doctrine militaire allemande ; ce qui explique le développement prépondérant de l’artillerie lourde dans le Reich.

Parallèlement au développement de la Kriegsmarine, la Kaisersheer, de concert avec l’Artillerie-Konstruktion-Büro (A.K.B) et les firmes Krupp et Rheinmetall, se lance alors dans un programme de modernisation et d’augmentation de la puissance de feu de son parc d’artillerie. Dès 1896, l’état-major fait remplacer les anciens modèles de canons Krupp par tout une gamme de bouches à feu plus modernes. Naît ainsi l’obusier léger l.F.H 98/09 de calibre 10,5 cm (3) destiné à appuyer l’infanterie lors de l’assaut. 1 260 de ces modèles sont disponibles lors de la mobilisation.

En 1904, en réplique au 75 mm Français, la firme Rheinmetall reprend le modèle du Felkanone 96 n/A (canon de campagne), alors passé de mode. Doté d’un calibre de 7,7 cm, du nouveau système de recul Ehrhardt et du dispositif d’arrêt Krupp, le nouveau modèle va équiper plusieurs régiments d’artillerie en quantité conséquente.
Mais c’est surtout dans l’artillerie lourde que l’industrie de guerre allemande va particulièrement se distinguer. En 1895, par la décision impérative Allerhöchste-Kabinetts-Order (A.K.O), Krupp et l’AKB conçoivent un nouvel obusier (Mörser) amélioré avec un tube au poids allégé et un recul simplifié. En 1904, Krupp met au point le 10 cm Kanone 1904, doté d’une bonne mobilité comme d’une bonne vitesse de tir (560 m/s). Dans la foulée Krupp produit encore le 13 cm Kanone. Adopté en 1909 il n’est encore produit qu’en petit nombre mais équipera les batteries d’artillerie de siège lors de l’entrée en guerre du Reich.
En 1899, l’état-major impérial et l’A.K.B demandent à Krupp et Rheinmetall de concevoir un modèle amélioré du vieux schwere-Mörser (obusier lourd) utilisé durant la guerre contre les Français. Les deux firmes entrent alors en concurrence et conçoivent plusieurs modèles de Mörsers qui sont refusés entre 1905 et 1908.

Toutefois, en 1910, Krupp sort (avec l’aide de Heinrich Ehrhardt, l’un des meilleurs ingénieurs industriels de Rheinmetall) le 21 cm Mörser 16. Conçu spécialement pour écraser des positions fortifiées ou non, ce nouveau modèle peut tirer un obus de 120 kg à une portée 11 100 mètres pour une vitesse de tir de 393 m/s. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, à partir de 1896, Krupp met encore au point un obusier lourd de calibre 30,5 cm, le schwerer-Küstenmörser L/8 (B-Gerät), capable d’envoyer des obus de 335-410 kg à plus de 8 kilomètres de portée. Transportable seulement par chemin de fer, cette pièce d’artillerie n’est produite qu’à neuf exemplaires au début du conflit. 

A. Français et Britanniques

1. Le Glorieux 75… sans les canons lourds 

Conformément à la nouvelle doctrine offensive initiée par le Colonel Ardant du Picq, dès le début des années 1890, l’état-major français et la Direction de l’Artillerie (que commande le Général Matthieu) commandent un nouveau type de canon de campagne destiné à appuyer l’infanterie en mouvement. Il faut donc qu’il soit léger, mobile mais aussi doté d’une bonne capacité de tir.

Pilotés par le Capitaine Sainte-Claire Deville, un polytechnicien, les travaux de l’Arsenal de Bourges aboutissent à la création d’un canon de 52 mm à tir rapide. Sur ordre de Matthieu, le Commandant Joseph-Albert Deport (Directeur des Ateliers Militaires de Puteaux) et Sainte-Claire Deville travaillent sur une amélioration du modèle de 1892. En raison de problèmes de fiabilité, Deport finit par laisser sa place à Sainte-Claire Deville.

Celui-ci, assisté du Capitaine Ingénieur Emile Rimailho, améliore le canon déjà existant grâce à l’introduction du nouveau frein Deport II comme du tout nouveau système d’arrêt hydraulique. Les résultats ne se font pas attendre. Présenté devant la Commission des Armements, la nouvelle arme se révèle capable de tirer jusqu’à 20 obus de 75 mm… en une minute seulement, soit 1 obus/3 secondes ! Pour maintenir la bonne cadence de tir de l’engin Sainte-Claire Deville conçoit un caisson d’avant-train en acier qui peut être installer au plus près du canon.

Or, bien que disposant du meilleur canon de campagne existant, les Français manquent cruellement d’artillerie lourde. En 1913, le Général Edouard de Curières de Castelnau fait une intervention tonitruante à la Chambre des Députés où il met en garde contre l’impréparation et les manques matériels de l’Armée française qui est selon lui « une armée de pouilleux ». Résultat, les Députés votent urgemment les crédits supplémentaires, en particulier en faveur de l’Artillerie de campagne. C’est dans ce contexte notamment qu’en 1913 toujours, les Usines Schneider-Creusot lancent la production du nouveau canon de 105 mm mle 1903. Or, celui-ci n’atteindra jamais le niveau de ses adversaires allemands. C’est pendant le début de la Guerre que l’Armée française lancera la production de pièces d’artillerie plus lourde.

2. L’artillerie Britannique

Habituellement familière d’opérations de police dans les colonies, l’Armée britannique prend conscience de ses carences en artillerie au moment de la Guerre des Boers en Afrique du Sud. Bien que la Royal Navy absorbe l’essentiel des crédits militaires, les gouvernements Campbell-Bannerman et Asquith décident toutefois d’augmenter le parc de canons de l’Army (même si celle-ci, formée de volontaires est restreinte en effectifs). Il n’empêche, en 1904, les régiments de la Royal Artillery et de la Royal Horse Artillery se voient dotés du nouveau 18-pdr Gun Mark II (18 livres) qui sera produit 1 226 exemplaires jusqu’en 1914. Parallèlement, les Anglais se lancent aussi dans la production de canons lourds, sans pour autant atteindre le niveau quantitatif des allemands. En 1904 encore, la firme Elswick Ordnance Company sort de ses chaînes d’assemblage le e 5.5-Inch/60 pdr Gun (127 mm), doté d’un système de recul de culasse à vérins et pouvant projeter un obus de 60 livres (28 kg environ) à 11,6 km.

Lire :
Les Causes de la Première Guerre Mondiale: la structure militaire des empires, (Site) JeRetiens
– WINTER Jay (Dir.) : La Première guerre mondiale, Combats, Fayard, Paris
– LANGERDORF Jean-Jacques : La pensée militaire prussienne. Etudes de Frédéric le Grand à Schlieffen, Economica, Paris
– GOYA Col. Michel : La chair et l’acier, Tallandier, Paris
– HENROTIN Joseph : Julian Corbett. Renouveler la stratégie navale, Argos, coll. Les Maîtres de la Stratégie
The long, long trail, http://www.1914-1918.net
– La doctrine militaire française de 1871 à 1914 : considérations théoriques et matérielles, (blog) : http://www.carlpepin.com

(1) – Politique mondiale
(2) – Armée de terre impériale
(3) – Les Allemands comptent en centimètres, les Français en millimètres et les britanniques en livres (pound, conformément au poids de l’obus) ou bien en Inch (pour la mesure du calibre). 1-inch correspondant grosso modo à 24 mm.